Suis-je venu en voisin, en ami, en philosophe, en critique d’architecture ? Pendant quelque deux années, l’architecte Sarah Bitter (Metek) m’avait convié à des visites de chantier. J’y ai vu l’ancien immeuble faubourien évidé comme une carcasse, le hangar du fond de cour ne conserver un temps que les traces sur ses murs de l’escalier détruit, et sa charpente suspendue comme un large parapluie. J’ai vu s’élever les premiers murs de béton et s’arrimer les coursives de métal. J’ai compris peu à peu les figures dévoilées d’un dessin en plan, celui-là si médité, si varié dans ses distributions, que mes venues successives m’y exposaient à des aventures spatiales à chaque fois nouvelles et surprenantes.
Comme en témoigne le film réalisé par Sophie Comtet-Kouyaté, l’architecture de ces immeubles, pavillons et ateliers de cet îlot de la rue de Crimée, invente un théâtre familial et festif. Les appartements visités un à un pendant le temps de leur construction, et jusqu’aux phases ultimes du chantier, m’ont offert mainte occasion d’interpréter l’architecture, d’en lire la partition, d’en comprendre les rythmes, d’en imaginer les vertus pour la vie des familles. Chaque locataire sera chez lui comme en sa maison, tous se sentiront proches, autour du portail d’entrée, de la cour principale et de la cour voisine élargissant encore ce partage de l’espace, de ces escaliers ouverts et de ces coursives privées. Les artistes, attributaires des ateliers aménagés au fond de l’îlot, seront les commensaux actifs de cet espace commun. Comment précéder les pas de la réalisatrice dans le tournage de ce document d’architecture, s’épanouissant en fiction, en conte cinématographique ?
Sophie Comtet-Kouyaté m’a demandé d’avancer devant elle, de marcher et de parler, sans autres contraintes que celles qu’imposaient la stabilité du cadre, le scintillement de la lumière et des ombres ; sans autre règle que celle qu’inspirait l’enchaînement des plans du film à l’intérieur des plans de l’architecture.
Que dire alors sinon donner forme en quelques courtes phrases aux impressions reçues à chaque visite ? Un léger phrasé qui ne pouvait se réduire au discours du professeur ni à celui du journaliste, qui s’interdisait aussi de parler à la place des futurs habitants. Juste la réponse spontanée d’un visiteur, instruit de l’affaire et empathique, à la question posée par l’art des deux metteuses en scène : l’architecte et la cinéaste.

  Jean Attali est philosophe. ll a collaboré à de nombreux projets d’architecture, notamment auprès de Rem Koolhaas (OMA / AMO, Rotterdam), de Nasrine Seraji (ASAA,Paris), de Philippe Samyn (Samyn & partners, Bruxelles). Publications (sélection) : Le plan et le détail. Une philosophie de l’architecture et de la ville, Nîmes, Ed. J. Chambon, coll. « Rayon Art », 2001 / Europa: European Council and Council of the European Union (with Philippe Samyn, architect), Bruxelles, Lanoo, 2014 / Retours de mer, catalogue d’exposition, Paris, Ed. Dilecta, 2014.  

 

Jean Attali, philosophe